À l’orée du XXe siècle, Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne, met à mal le ballet classique, tradition chorégraphique solidement implantée en Europe. En réaction contre le langage académique codifié dès le XVIIe siècle, Isadora entend restituer à cet art le lien à l’humanité, sa vitalité, sa spontanéité et sa noblesse d’antan, en puisant son inspiration dans la nature et dans l’art de la Grèce antique qu’elle revisite. La lumière s’associe à l’ouverture, la fluidité, la joie, la liberté et la renaissance. Son envers, l’ombre, recouvre toutes formes de pesanteurs : impossibilité de s’extraire du sol, chagrin, désespoir, servitude et oppression.
L’essence lumineuse des chorégraphies d’Isadora résulte d’un alliage d’éléments techniques, stylistiques et thématiques. Fluidité de la gestuelle et de la musique, éclairage doux, usage fréquent de tuniques légères, thèmes se conjuguent pour créer une esthétique nimbée de clarté. La danse d’Isadora n’en a pas moins sa part d’ombre : Danse des Furies (1910) est le solo inaugural d’une gestuelle ancrée dans le sol et investissant la face obscure de l’être. Après 1913, l’ensemble des chorégraphies gagne en gravité et en théâtralité. Ce glissement coïncide avec la tragédie de la disparition brutale des deux enfants d’Isadora. La dimension dramatique perdure dans les solos consacrés à la figure maternelle. Cependant, dans la plupart de ces oeuvres affleure l’espérance. Les dernières chorégraphies (1917-1924), issues de son expérience de l’après révolution en Union Soviétique, mettent en scène la traversée de l’ombre à la lumière. Cette évolution correspond au vécu d’Isadora et à sa confrontation avec les bouleversements de l’Histoire dont la danseuse, qui ne séparait pas son combat féministe de la révolution socialiste, a toujours été partie prenante. En dépit de l’incursion au coeur de la nuit, Isadora renouera, dans un mouvement circulaire, avec l’atmosphère de ses solos de jeunesse, le printemps et ses grâces. Dans ces danses habitées par la seule lumière transparaît l’aspiration à un monde édénique, lié au désir de voir éclore une société harmonieuse et fraternelle, annoncée par la danseuse de l’avenir, véritable proclamation féministe.
Jeanine Belgodere est Maître de conférences en anglais à l’ULHN et membre du GRIC. Spécialiste de l’esthétique de la danse (États-Unis, Europe), elle met en évidence les rapports de la danse avec la société et les correspondances entre les arts. Elle est l’auteure de nombreux articles sur les figures majeures de la danse moderne, notamment Isadora Duncan (1877-1927) et Martha Graham (1894-1991). Les pratiques culturelles des Amérindiens, en particulier des communautés indiennes du Sud-Ouest américain, de même que l’oeuvre des sculpteurs apaches chiricahua Allan Houser, Bob Haozous et Phillip Haozous constituent une autre dimension de sa recherche. Elle a publié « Danses du maïs Pueblo, Vision du Monde » aux Éditions Les Indes Savantes (janvier 2016).