Jean Léo Léonard, Paris 3-CNRS (UMR 7018) ; Labex EFL & projet MAmP, IUF (2009-2014)
Bassins de langues en contact et en danger en Méso-amérique : observation et modélisation
Nous présenterons les résultats d’un projet quinquennal réalisé de 2009 à 2014 dans le cadre de l’IUF, du point de vue de son apport pour les sciences de la complexité, dans la perspective d’une continuation du projet pour la période 2014-2019. Nous retiendrons deux bassins de confluence et/ou de dispersion de langues ou de variétés dialectales : d’une part, la Cuenca del Papaloapan, au nord de l’Etat de Oaxaca, sur un axe Puebla-Veracruz-Oaxaca, où coexistent des langues otomangues (mazatec, mixtec, cuicatec, chinantec) et le nahuatl, avec une attention particulière pour le mazatec ; d’autre part, le sud-est du Mexique, en observant l’émergence du réseau dialectal du tseltal occidental, qui est la matrice d’où, depuis les années 1970, se sont diffusées des variétés dialectales dans les fronts de colonisation de la Selva Lacandona. Toutes ces langues sont désormais vulnérables, à des degrés divers, et certaines variétés dialectales très originales et assez différenciées, comme Villa las Rosas (tseltal) relèvent de la catégorie « langue/dialecte en danger », selon les critères de l’UNESCO.
L’objectif de cette communication est d’amorcer un dialogue et une coopération interdisciplinaire sur une ligne transversale qui intègre la dialectologie et la typologie linguistique, la sociolinguistique ou la sociologie du langage, la géographie physique et humaine et les sciences de la complexité. Nous montrerons les observables et les méthodes de traitement (données dialectales), les modélisations en cours, et nous tenterons d’esquisser des perspectives de coopération, à partir de deux études de cas pour lesquels nous disposons d’ores et déjà de résultats : A) le mazatec, dans le bassin du Papaloapan, B) le tseltal, du point de vue de la dynamique de rétention/dispersion des traits dialectaux dans les hautes terres du Chiapas.
Observatoire A : le mazatec est une langue otomangue du sud-est du Mexique, parlée par plus de 220 000 locuteurs, dans un biotope tropical extrêmement diversifié, sur trois paliers géographiques auxquels correspondent trois systèmes de cultures postcoloniales : basses terres (Ixcatlán et Soyaltepec : système canne à sucre), terres moyennes (Jalapa de Diaz : élevage), et hautes terres (Huautla : système café, en crise depuis trente ans). A cette tripartition s’ajoute le Cañon tropical de Cuicatlán (avec le bourg mazatec de Chiquihuitlán), que caractérisent sa densité de microclimats et de contact de langues et de sociétés indigènes et métisses (mazatec, cuicatec, mixtec, etc.). Non seulement les structures de la langue mazatèque présentent un très haut degré de complexité (système tonal de huit tons répartis sur quatre paliers mélodiques, conjugaison par préfixation et infixation du temps et de la personne, grande plasticité du lexique grâce à un système de composition très productif), mais la variation dialectale du mazatec est si dense qu’elle a servi de cas d’école à la fin des années 1950 pour l’avancement des méthodes en ethnohistoire amérindienne. A ce titre, le mazatec est une « langue-monde », comme Fernand Braudel parlait de « systèmes-mondes », d’autant plus riche en indices sociolinguistiques que ses structures grammaticales et phonologiques sont complexes.
Depuis soixante ans les populations autochtones de la région mazatèque affrontent une crise profonde et multiforme. La structure agraire de microfundios et les réseaux familiaux et de solidarité ont été frappés dans les basses terres par la construction d’un barrage hydroélectrique (la Presa Miguel Alemán, 1949-1960 : 22 000 paysans furent alors réinstallés dans l’Etat voisin de Veracruz), dans les terres moyennes par le complexe agro-industriel lié à l’élevage intensif ; enfin dans les Hautes terres, l’effondrement du système café dans les années 1980 a recentré l’économie des villes vers le commerce et les services, dans une région désavantagée par le relief. Le système milpa de l’agriculture traditionnelle, fondé sur la petite polyculture familiale intensive, et le marché du travail local ne suffisent plus à maintenir la population sur place : les vagues de migration vers les centres urbains voisins de Teotitlán, Tehuacán, Tuxtepec, Oaxaca, ou de la ville de Mexico (D.F.) se succèdent, exerçant une incidence profonde sur les solidarités et la cohésion sociale locales. La société mazatèque ne cesse de reconfigurer ses espaces de pouvoir et de solidarité, ce que la variation dialectale manifeste par de nombreux indices. Les changements déterminés de l’extérieur, repris et dynamisés de l’intérieur, ont par conséquent augmenté la complexité des réseaux sociolinguistiques, la diffusion et le prestige des normes locales des variétés dialectales du mazatec, en fonction d’enjeux sociétaux nouveaux, que nous observons au contact avec la population, en travaillant à la préparation d’un atlas linguistique du mazatec (ALMaz). Les premiers résultats de cet atlas qui confronte des données de seconde main et des données de première main permettent de contextualiser et d’interpréter les classifications des dialectes mazatecs, dont la trame structurale est densément enchevêtrée.
Observatoire B : l’élaboration d’un atlas linguistique du tseltal occidental (acronyme ALTO) a permis une modélisation de la diversification de l’espace dialectal du tseltal occidental, qui est aujourd’hui la matrice d’où émergent des dizaines de variétés mixtes à travers l’expansion de cette langue sur les fronts de colonisation de la Selva lacandona, ainsi qu’un nombre indéterminé d’interlangues, en tant que lingua franca dans le contexte multilingue du Chiapas (langues mayas : tsotsil, tojolabal, chol, mocho, mam, teco ; langues zoque, etc.). Nous montrerons comment une approche de disasystémique quantitative, fondée sur des ensembles de variables et de paramètres typologiques, permet de décrire la complexité des phénomènes de diffusion des langues en amont, dans la matrice des hautes terres, avant d’envisager, pour le prochain projet, une observation et une modélisation des observables relatifs aux nouvelles variétés dialectales émergentes.